Moines de Tibéhirine: trois rapports secrets sèment le trouble
Mediapart, Fabrice Arfi, Fabrice Lhomme, Mediapart, 26.9.10
Le rôle ambigu des services secrets algériens dans l'affaire des moines de Tibéhirine apparaît désormais comme un élément central de l'enquête du juge Marc Trévidic. C'est ce qui ressort des informations contenues dans plusieurs rapports du contre-espionnage français qui ont été récemment déclassifiés à la demande du magistrat.
Ces documents, dont Mediapart a pu prendre connaissance et que nous publions en intégralité (voir pages suivantes), sont notamment constitués de trois notes «confidentiel défense» rédigées par le général Philippe Rondot, alors en poste à la Direction de la surveillance du territoire (DST, aujourd'hui DCRI), où il fut en première ligne sur le dossier de l'enlèvement puis de l'assassinat des moines de Tibéhirine.
Le général Rondot, qui est aujourd'hui à la retraite, doit être entendu comme témoin, lundi 27 septembre, par le juge Trévidic. Il devra s'expliquer sur ses écrits de l'époque, que le militaire qualifiait lui-même de «considérations amères». Ceux-ci pointaient notamment la «lenteur perceptible» des services secrets algériens dans la gestion de cette affaire et leur «tolérance relative» à l'égard de l'un des principaux leaders des Groupes islamiques armés (GIA), Djamel Zitouni, soupçonné d'être à l'origine du rapt et de la mort des moines.
Sept religieux français du monastère de Tibéhirine, situé à 90 kilomètres au sud d'Alger, dans la région de Médéa, avaient été enlevés dans la nuit du 26 au 27 mars 1996. Leurs têtes seront découvertes quelques semaines plus tard, fin mai, au bord d'une route, pour certaines d'entre elles suspendues à un arbre, dans des sacs en plastique ; leurs corps n'ont, eux, jamais été retrouvés.
Près de quinze ans après les faits, aucune vérité judiciaire n'a pu émerger de l'épais brouillard qui entoure encore les circonstances du massacre. La thèse islamiste, défendue par Alger et validée pendant des années par le premier juge français antiterroriste en charge du dossier, Jean-Louis Bruguière, est aujourd'hui sérieusement battue en brèche, pour deux raisons au moins.
La première: en juillet 2009, l'ancien attaché militaire de l'ambassade de France à Alger, le général François Buchwalter, a affirmé à la justice qu'il avait recueilli des informations selon lesquelles les moines avaient été victimes d'une bavure militaire de l'armée algérienne, après leur enlèvement. Il avait aussi déclaré que la diplomatie française lui avait alors demandé de garder le silence sur ses révélations.
La seconde: de nombreux indices laissent aujourd'hui penser que deux des principaux terroristes mis en cause dans la disparition des moines, Djamel Zitouni, émir du GIA, et son adjoint, Abderrazak El-Para, ont, au mieux, bénéficié d'une certaine complaisance du pouvoir algérien de l'époque, ou, au pire, été des agents à la solde de l'appareil militaire, infiltrés au sein des GIA afin de les manipuler. A n'importe quel prix.
Se préparer au pire...
La lecture des rapports de synthèse déclassifiés du général Rondot, que le juge Trévidic a reçus avant l'été, jette pour le moins le trouble sur l'attitude de l'appareil sécuritaire algérien lors des événements de Tibéhirine.
Sous l'intitulé «Opération Tibéhirine», la première de ces notes date du 8 avril 1996. Il s'agit d'un compte rendu de mission du maître-espion à Alger, où le général s'est rendu du 5 au 7 avril, quelques jours après l'annonce de la disparition des moines trappistes. Le document, comme ceux qui suivront, est adressé au préfet Philippe Parant, alors patron de la DST.
Rapidement, l'agent spécial du contre-espionnage français note à l'endroit des services secrets algériens, avec lesquels il est en relation permanente, que «la priorité donnée à la survie des moines tempère la vigueur des recherches entreprises et, donc, la lenteur perceptible dans le recueil et l'exploitation des renseignements».
Le référent de Philippe Rondot est le général Smaïn Lamari, le patron de la DCE, le contre-espionnage algérien, dont la DST française est alors particulièrement dépendante. Trop, peut-être. Dans son premier rapport, le militaire français note ainsi que «si la coopération de la DCE semble acquise – à condition de rester dans le cadre fixé par Alger – il faut bien convenir que notre seule source opérationnelle sur le terrain reste ce service [...]». Il poursuit, non sans pessimisme: «Restons donc prudents dans nos analyses et circonspects par rapport au “produit” livré par la DCE, tout en nous préparant au pire.»
Un mois plus tard, le 10 mai 1996, le général Rondot rédige un deuxième rapport. Le ton est plus sec, parfois tranchant. Son objet parle pour lui: «Considérations (amères) sur la gestion de l'affaire de moines de Tibéhirine et propositions (malgré tout) d'action».
Les moines n'ont toujours pas été retrouvés. L'inquiétude monte. «Depuis le 30 avril, nous sommes dans l'attente», déplore Philippe Rondot. «De réunion en réunion, nous nous sommes contentés d'échafauder des hypothèses, sans pour autant définir avec discernement et précision quelle conduite nous devrions adopter», ajoute-t-il.
«Nous ne pouvons rester plus longtemps dans l'expectative», s'agace-t-il, déplorant encore une fois la «dépendance» de la DST à l'égard des «services algériens», lesquels, précise-t-il, «ont sans aucun doute d'autres impératifs (politiques et sécuritaires) que les nôtres, s'agissant de la survie et de la libération des religieux.» Le général va même plus loin dans son argumentation en écrivant: «Ils peuvent être, en effet, tentés de régler brutalement ce qu'ils considèrent comme un simple “fait divers” (selon une formule entendue), lequel fait obstacle à la normalisation des relations franco-algériennes (élément que n'ignore pas le GIA).»
Quand la DST prônait «l'élimination» de Zitouni
Les mots sont de plus en plus durs. «Le général Smaïn Lamari m'avait dit, dès le début, que ce serait “long, difficile et hasardeux”. C'est bien le cas», tranche le général Rondot dans ce deuxième rapport. Il fait part de son malaise face à l'attitude équivoque de son principal interlocuteur au contre-espionnage algérien. «On n'oubliera pas non plus que figure, au nombre des prisonniers à libérer, Abdelhak Layada, détenu en Algérie et qu'il paraît exclu que le gouvernement algérien soit prêt à céder sur ce cas», écrit-il. «Mais les propos tenus tant par le général Smaïn Lamari que par certains islamistes, à ce sujet, sont ambigus.» Le mot est lâché.
Pour Philippe Rondot, la seule issue possible pour les services secrets français serait d'établir un contact direct avec le GIA pour «connaître l'enjeu réel de cette prise d'otages», ce qui suppose donc une opacité et des non-dits dans la version officielle livrée par Alger. «Je veux bien en prendre le risque», conclut le militaire.
Son troisième et dernier rapport, daté du 27 mai 1996, sera celui d'un cuisant constat d'échec – les moines sont officiellement morts, mais leurs dépouilles pas encore retrouvées.
Une nouvelle fois, le général français ne cache pas son amertume à l'encontre des services secrets algériens. «La coopération entre la DST et la DCE, sur cette affaire, a été continue, même s'il a fallu, trop souvent, “relancer” nos interlocuteurs algériens», note-t-il. Puis: «En revanche, on ne peut dire que l'apport des services algériens a été déterminant, puisque nos sept moines ont perdu la vie [...] Les forces de l'ordre ont davantage subi que dominé la situation.»
«A vrai dire, continue le général Rondot, dans la guerre sanglante que connaît l'Algérie, le sort des sept moines ne semblait devoir être considéré, par les responsables militaires algériens, comme plus important que le sort d'autres, même si les relations franco-algériennes risquaient de souffrir d'une mauvaise gestion de l'affaire et plus encore d'une issue fatale.» Ce qui est alors précisément le cas...
Puis la sentence tombe. «Très (trop) longtemps – et pour des raisons d'ordre tactique – Djamel Zitouni et ses groupes ont bénéficié d'une relative tolérance de la part des services algérien: il aidait (sans doute de manière involontaire) à l'éclatement du GIA et favorisait des luttes entre les groupes armés.»
Selon Philippe Rondot, «pour tenter d'effacer l'échec, la DCE se doit d'éliminer, par tous les moyens, Djamel Zitouni et ses comparses. C'est notre devoir de l'encourager et peut-être même de le lui imposer». Djamel Zitouni est mort en juillet 1996, un mois après l'enterrement des moines de Tibéhirine, dans des circonstances qui n'ont jamais été vraiment tirées au clair.